VII
Lentement, Bob Morane se détendit, décontracta ses muscles, vida ses poumons de tout air, et il sentit ses liens se relâcher. Lorsqu’on l’avait attaché au tronc de l’arbre, il avait en effet, tout en feignant l’évanouissement, usé d’un vieux stratagème consistant à se gonfler au maximum pendant toute l’opération du ligotage pour, ensuite, réduire le volume de son corps afin de donner le plus de jeu possible aux cordes.
Tandis que les rugissements du léopard allaient sans cesse en se rapprochant Morane se mit à se tortiller désespérément dans ses liens afin de les faire se relâcher davantage, tirant de tout le poids de son corps, de toute la force de ses membres pour que le mou se répartisse.
M’Booli et Longo suivaient avec angoisse les efforts de leur compagnon car, à chaque minute, les cris du léopard se faisaient plus proches.
— Vite, Bwana Bob, ou il sera trop tard, dit M’Booli d’une voix haletante. T’Shui tout près maintenant. Si tu ne réussis pas à nous délivrer avant qu’il parvienne jusqu’à nous, il nous tuera tous trois.
Bob faisait de son mieux, sans se soucier des meurtrissures provoquées par les cordes rudes qui l’enserraient. Il transpirait et soufflait et chaque seconde lui paraissait longue et douloureuse, comme l’éternité pour un damné.
Les feulements du léopard retentissaient maintenant au point de pouvoir être sentis physiquement. Le fauve ne devait plus être qu’à quelques mètres. À tout instant, il pouvait surgir entre les arbres.
— Vite, Bwana Bob ! jeta encore M’Booli. Vite !
D’un effort désespéré, Morane réussit à arracher un de ses bras, non sans y perdre quelques centimètres carrés de peau, à l’étreinte des cordes. Il put aussitôt libérer son second bras, tandis que les liens, n’étant plus maintenus, glissaient le long de son corps. Seules, ses jambes demeuraient entravées. Avec une hâte fébrile, Bob fouilla ses poches, pour se rendre compte avec soulagement que le couteau à cran d’arrêt automatique, qui ne le quittait jamais en expédition, ne lui avait pas été subtilisé. Il le tira et, d’une pression du pouce, en fit jaillir la lame. Se baissant, il trancha rapidement les cordes qui lui enserraient les chevilles et se retrouva libre. Déjà, il se précipitait vers ses deux compagnons pour les libérer à leur tour, quand une masse rousse apparut entre les arbres, à l’autre extrémité de la clairière. C’était un grand léopard qui, sûr de sa force, considérait Morane avec un étonnement évident dont témoignaient les battements de sa longue queue. Là où il s’attendait à rencontrer l’un ou l’autre de ses congénères, il trouvait au contraire trois hommes, donc des ennemis. Si ces trois hommes avaient été libres, il aurait probablement fui, mais il comprenait que deux de ces hommes, immobiles, ne pouvaient rien contre lui. Quant au troisième, bien qu’il fût libre, il paraissait désarmé, ou tout au moins insuffisamment armé pour lui tenir tête.
Bien entendu, Bob Morane aurait pu tenter de délivrer ses compagnons. Pour cela, il lui aurait fallu se détourner, cesser de faire face au léopard, et il savait que, dès que son regard aurait cessé de croiser celui du fauve, c’en serait fait de lui. Cessant d’être subjugué, le félin bondirait, lui tomberait sur les épaules, tandis que les redoutables mâchoires se refermeraient sur sa nuque, broyant inexorablement les vertèbres cervicales. Ensuite viendrait le tour de M’Booli et de Longo qui, incapables de se défendre, seraient déchirés vivants.
Tant pour préserver l’existence de ses compagnons que pour défendre la sienne, Morane comprenait qu’il lui fallait continuer à faire face. Se risquer à accepter un combat inégal. En pareil cas, mieux valait tenter d’en imposer au fauve en passant à l’attaque. Résolument, la lame du couteau à cran d’arrêt pointée, Bob se mit à marcher à pas comptés sur le léopard qui, ramassé sur lui-même, les jarrets pliés, recula en feulant. Allait-il céder le terrain et fuir ou, au contraire, bondir sur l’audacieux ? Sans doute était-il affamé, car il choisit de bondir, d’une détente brusque, sur l’homme. Ce dernier avait prévu cette attaque, et il put se dérober à temps pour, courbé en avant, pointer son couteau vers le flanc du fauve. Mais pouvait-il, avec pour toute arme une lame longue de cinq doigts à peine, espérer venir à bout de ce paquet de muscles serrés, protégés par une peau dure, qu’était le léopard ? Une fois retombée, la bête, tout juste excitée par la morsure de l’acier, fit volte-face pour bondir à nouveau. À quatre reprises, Morane réussit à l’éviter, sans parvenir cependant à lui infliger la moindre blessure sérieuse.
Sous le regard anxieux de M’Booli et de Longo toujours ligotés à leur arbre, ce combat, fait uniquement d’attaques de la part de l’un des protagonistes, d’esquives de l’autre, continua à se dérouler durant de brefs instants. Morane savait qu’il ne pourrait échapper ainsi longtemps au fauve. Seule, au cours des secondes qui venaient de s’écouler, sa souplesse lui avait permis d’éviter son ennemi. Bientôt, averti par l’expérience, le léopard réussirait à atteindre l’homme et, sans se soucier du couteau, le renverserait sous ses pattes puissantes, le déchirerait de ses griffes, lui broierait les os entre ses mâchoires.
Ce moment ne devait pas tarder à venir. Comme le fauve marchait à pas comptés sur lui, Morane, qui reculait, les yeux fixés à ceux de l’animal, trébucha sur une vieille souche enterrée et dissimulée par des herbes, glissa et tomba assis sur son séant. Il voulut se relever mais, déjà, le léopard s’apprêtait à bondir. Bob comprit qu’il n’aurait plus le loisir de se dérober et, le bras tendu, sa lame pointée à la façon d’une épée, il attendit l’attaque de son adversaire.
Pourtant, cette attaque ne devait pas se produire. À l’instant précis où le léopard allait bondir, il y eut un grand fracas de branches brisées dans le sous-bois, fracas accompagné d’une clameur stridente et de coups sourds faisant songer à ceux produits par des mailloches frappant une grosse caisse. Presque aussitôt, le mur de la forêt s’entrouvrit comme sous la poussée d’un boulet de canon de gros calibre, et une grande silhouette pâle se révéla. Une grande silhouette pâle, grondante et gesticulante, dans laquelle Bob, M’Booli et Longo reconnurent aussitôt un énorme gorille. Un gorille au poil blanc comme la neige. Le monstre, qui se tenait debout sur ses jambes courtes, devait dépasser deux mètres des talons au sommet de son crâne piriforme, et son énorme corps obèse renfermait assurément une force prodigieuse. Sa face nue, à la peau rosâtre, était bouleversée par une grimace féroce qui, retroussant des lèvres d’une mobilité extrême, découvrait des crocs semblables à ceux du lion.
Dressé, Niabongha frappait de ses gros poings sa large poitrine glabre, ce qui produisait le bruit de grosse caisse perçu tout à l’heure. De sa gorge sortaient des grondements menaçants. Ses petits yeux rouges d’albinos, protégés contre la lumière du jour par des arcades sourcilières proéminentes, en forme de visière, luisaient comme des escarboucles.
À l’apparition du monstre blanc, le léopard s’était retourné pour faire face. Les jarrets pliés, le ventre frôlant le sol, le poil hérissé à la fois par la colère et la peur, le fauve demeura face à son ennemi séculaire, partagé semblait-il entre le désir de fuir et celui d’attaquer, tandis que Niabongha continuait à rugir et à se marteler la poitrine. De temps à autre, afin de montrer sa force, il brisait comme allumettes l’une ou l’autre branche basse se trouvant à sa portée.
Pendant de longues secondes, l’anthropoïde et le félin se mesurèrent ainsi du regard. Puis, soudain, Niabongha se courba, toucha le sol de ses doigts repliés et, tête baissée, fondit en courant l’amble en direction du léopard, tandis que de sa gorge fusait une sauvage clameur.
Devant cette charge aveugle et, il le savait, mortelle, le fauve avait fait volte-face pour gagner la forêt. Niabongha se précipita à sa poursuite. Les deux bêtes passèrent à deux mètres à peine de Morane. Sans paraître se soucier de lui, elles disparurent entre les arbres.
Quand le bruit de leur course se fut perdu dans l’éloignement, Morane se redressa, tandis que Longo disait d’une voix dans laquelle perçait une épouvante difficilement contenue :
— Vite, Bwana, vite ! Niabongha revenir et lui tuer nous !
M’Booli ne disait rien, mais, dans son regard, passait la même épouvante que dans celui du Bamzirih.
Rapidement, Bob trancha les liens de ses deux compagnons. Quand ceux-ci furent libres, il tendit le bras dans la direction de l’endroit où, la veille, ils avaient laissé le gros de la troupe.
— Rejoignons le safari. Nous sommes désarmés et trop d’ennemis nous entourent pour que nous puissions continuer seuls. Nous reviendrons en force pour tenter de contacter les pygmées. Alors, nous n’aurons plus rien à redouter ni de d’Orfraix, ni des léopards, ni de Niabongha.
*
* *
Morane, M’Booli et Longo avaient maintenant repris en sens inverse le chemin parcouru précédemment. Ils allaient silencieusement. Comme s’ils ne parvenaient pas à comprendre comment ils avaient pu échapper à ces dangers qui, coup sur coup, avaient fondu sur eux, depuis leur capture par Gaétan d’Orfraix et ses hommes jusqu’à l’apparition du Gorille Blanc.
C’était cette apparition qui, surtout, avait frappé Morane. En effet, il s’était enfoncé dans ces jungles dans le but de capturer Niabongha, et ce même Niabongha venait de lui sauver la vie en mettant en fuite le léopard. À différentes reprises, Bob avait tenté de se représenter le grand anthropoïde albinos, mais il ne l’avait jamais imaginé aussi imposant, ni sans doute aussi redoutable. Il revoyait encore le large masque simiesque tordu par la colère, le rictus démoniaque découvrant les crocs et le regard hallucinant, pourtant presque aveugle, des petits yeux sanglants dans lesquels brillaient une haine, une férocité inouïe. Mais Morane possédait cependant assez de bon sens pour se demander si cette impression n’était pas due seulement au fait que Niabongha était différent des autres gorilles. Aurait-il éprouvé la même sensation si l’anthropoïde n’avait pas possédé ce pelage blanc, ces prunelles rouges ? Malgré cela, Bob se demandait également ce qui se serait passé si, au lieu de poursuivre le fauve, le singe géant s’était tourné vers lui ? À cette seule pensée du monstre l’écrasant sous sa masse, le broyant et le déchirant de ses énormes mains griffues, Morane ne pouvait s’empêcher de frissonner rétrospectivement. Il souhaitait d’atteindre au plus vite l’endroit où il avait laissé le reste du safari.
Tout en avançant, Bob s’interrogeait encore sur la façon dont il s’y prendrait pour s’emparer de Niabongha, « de ces trois cents kilos de muscle, de haine et de fureur ». Maintenant qu’il avait pu contempler Niabongha dans toute sa redoutable splendeur, il se rendait compte combien ces mots se révélaient en dessous de la vérité.
Après plusieurs heures de marche forcée, les trois hommes devaient atteindre la zone couverte de matété qu’ils avaient franchie le jour précédent.
Ce fut avec une angoisse bien compréhensible qu’ils s’engagèrent dans l’étroit sentier creusé par les éléphants. Ils se demandaient ce qui leur adviendrait si, désarmés comme ils l’étaient, ils croisaient un second troupeau de pachydermes. Impuissants à abattre l’un des géants pour se faire un rempart de son corps, ne pouvant d’autre part fuir à travers les hautes herbes qui, trop serrées, formaient une barrière infranchissable, ils seraient infailliblement piétinés. Rien de semblable cependant n’arriva jusqu’au moment où ils atteignirent l’endroit où, la veille, ils avaient tué l’éléphant qui les chargeait. Là, une heureuse surprise les attendait. Autour de l’énorme carcasse, se pressait une trentaine de petits hommes, rouges de sang et dont la taille atteignait à peine un mètre quarante, affairés à prélever d’énormes quartiers de viande du colosse abattu dont les os, mis à nu, apparaissaient maintenant en bandes pâles sur la rougeur des chairs.
— Les Batouas ! fit Longo d’une voix joyeuse et craintive à la fois.
Bob songea avec amertume à l’étrangeté de l’existence. Au lieu de s’enfoncer à travers la forêt, à la rencontre de multiples dangers, n’aurait-il pas été plus simple d’attendre là les pygmées ? Pourtant, il était probable que ceux-ci, si les trois hommes étaient demeurés sur place, n’auraient pas osé s’approcher de la carcasse du pachyderme, leur méfiance l’emportant sur la gourmandise. En outre, il était difficile de tout prévoir dans l’existence. L’avenir demeurait fermé aux humains.
Lentement, afin de ne pas effaroucher les Batouas, Morane, M’Booli et Longo s’avancèrent. Ce fut seulement quand ils ne se trouvèrent plus qu’à quelques mètres d’eux que les nains, absorbés par leur travail de dépeçage, s’aperçurent de leur présence.
Parmi les pygmées, il y eut un bref instant de panique, chacun sautant sur son arc et ses flèches posés sur le sol. Ces arcs, faits d’un bambou fendu enveloppé de fibres artistiquement tressées, faisaient songer à des jouets d’enfants. Quant aux flèches, minces et courtes, elles paraissaient dérisoires. Cependant, Bob et ses compagnons savaient que leurs fers étaient empoisonnés au suc de strychnos et que les Batouas étaient des archers forts habiles.
Afin d’éviter une attaque de la part des pygmées qui, se croyant menacés, pouvaient envoyer une grêle de flèches en direction des intrus. Longo s’était mis à hurler, en langage batoua, des paroles de paix, affirmant les intentions amicales de ses compagnons et de lui-même, parlant des nombreux présents que l’expédition transportait à l’intention des petits hommes de la forêt.
Le chasseur Bamzirih sut faire preuve de tant de persuasion que les flèches s’abaissèrent et que Bob et ses deux compagnons purent s’approcher des pygmées qui, d’abord méfiants, ne tardèrent pas à les entourer pour nouer des relations, sinon déjà amicales, du moins plus courtoises.
— Demande-leur s’ils veulent nous accompagner jusqu’à l’endroit où nous attend le reste du safari, fit Bob à l’adresse de Longo, et si ensuite ils voudront bien nous aider à capturer Niabongha.
Longuement, le Bamzirih parlementa avec un nain porteur d’un bonnet en peau de singe et qui, un peu plus grand que les autres pygmées, semblait être leur chef. Finalement, Longo se tourna vers Morane, pour déclarer :
— Mambu accepte de nous donner une escorte de quelques hommes qui nous accompagneront jusqu’au safari et, ensuite, nous mèneront jusqu’à son village. Je lui ai parlé également de ton désir de capturer Niabongha, mais Mambu affirme qu’il vaudrait autant essayer de mettre en cage le diable en personne. Le Gorille Blanc est ensorcelé, et les Batouas le craignent comme un mauvais esprit.
— Mambu consentira-t-il, malgré cela, à nous aider ? demanda encore Morane. Si je réussis à m’emparer de Niabongha, je l’emmènerai très loin, au-delà des grands lacs salés, et les Batouas en seront à jamais débarrassés.
À nouveau, il y eut un long palabre entre Longo et le chef des nains. Quand ce palabre prit fin, le Bamzirih en restitua le sens au Français.
— Mambu accepte de t’aider à capturer Niabongha, si cela se révèle possible, mais il faudra lui donner beaucoup de sel, à ses guerriers et à lui. Et aussi beaucoup de couteaux, de haches, de sabres de brousse.
— Les Batouas auront ce qu’ils désirent, fit Bob, mais pour cela il nous faut rejoindre au plus vite le safari.
Bob regrettait que la provision de sel que M’Booli, Longo et lui-même avaient emportée, eut été prise, en même temps que leurs armes, par Gaétan d’Orfraix et ses complices. Une première distribution aurait sans doute excitée la convoitise des pygmées.
Cette convoitise ne demandait cependant pas à être excitée. Une demi-douzaine de nains, sur un ordre de leur chef et sans même essuyer le sang qui les barbouillait des pieds à la tête, s’étaient rangés devant Morane, M’Booli et Longo. Quelques minutes plus tard, tournant le dos à Mambu et à ses guerriers, qui s’étaient remis au travail sur la carcasse du pachyderme, la petite troupe se mit en route en direction des Collines Bleues, à la sortie desquelles attendaient Mangawo et les porteurs.
Maintenant que Morane avait réussi à entrer en contact avec les Batouas, il envisageait la poursuite de l’expédition avec plus de sérénité. Il avait vu Niabongha et savait qu’il n’aurait plus de cesse avant de l’avoir capturé. Il y avait bien une ombre au tableau : toujours Gaétan d’Orfraix. Celui-ci ne réussirait-il pas à atteindre le Gorille Blanc avant Morane ? Lorsque Niabongha était apparu dans la clairière, le chasseur et ses complices ne devaient pas encore être bien éloignés, et il était fort possible que leur chemin recoupât tôt ou tard celui du singe albinos. Cette pensée engagea Bob à se lancer au plus vite sur la piste du grand anthropoïde pour sauver celui-ci d’une mort inutile. Quant à Gaétan d’Orfraix, il ne tarderait sans doute pas à le rencontrer à nouveau. Se souvenant de l’incident de la clairière où M’Booli, Longo et lui-même avaient été condamnés à un trépas horrible, Bob se promettait de ne plus ménager son compatriote et de lui enlever à jamais l’envie de jouer les matamores.